Quand la séparation prend une tournure conflictuelle, les conjoints peuvent avoir les nerfs à vif. La souffrance psychologique entraîne des sentiments d’abandon, de détresse, d’échec. Parfois, il y a escalade de la colère. Les policiers sont appelés au domicile : violence conjugale. Le processus de séparation est judiciarisé. Quelques semaines plus tard, l’irréparable se produit. L’homme a posé l’acte ultime.
« Plus de la moitié des homicides intrafamiliaux se produisent dans un contexte de séparation conjugale, réelle ou appréhendée, plus particulièrement lorsque l’homme n’accepte pas la rupture imminente ou récente du couple », affirme Suzanne Léveillée, professeure au Département de psychologie de l’UQTR, spécialiste de la violence intrafamiliale et conjugale.
En moyenne, le territoire de la province de Québec est le théâtre annuel d’une dizaine d’homicides conjugaux commis par des hommes, une donnée qui n’inclut pas les tentatives et les voies de fait graves. À ce nombre s’ajoutent quatre filicides, soit l’homicide d’un ou des enfants – le cas de Guy Turcotte en est un exemple –, et d’un familicide où la conjointe et les enfants trouvent la mort.
La grande question : comment prévenir ce type d’homicides? Pour la professeure Léveillée, nul doute qu’une intervention précoce auprès d’un conjoint violent pourrait en diminuer le risque.
De la violence à l’homicide conjugal
Selon le Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes (2012), la violence conjugale correspond à un rapport de pouvoir par lequel un individu en position de force cherche à contrôler une autre personne par différents moyens : afin de la maintenir dans un état d’infériorité ou pour l’obliger à adopter des comportements conformes à ses désirs. Au Québec, on dénombre près de 16 000 victimes de crimes contre la personne commis dans un contexte conjugal, dont 80 % sont des femmes.
Qu’est-ce qui peut pousser un homme à user de violence contre sa conjointe? « Souvent, il s’agit d’un individu présentant une fragilité importante de sa personnalité, qui s’exprime lors d’un important stress entourant la séparation. On pense, par exemple, à l’angoisse reliée aux sentiments d’abandon et de trahison, à la dépendance affective, à l’obstination à contrôler l’autre et à la difficulté d’accepter la rupture, ce qui peut amener un déclenchement de violence », précise la chercheuse de l’UQTR.
Dans 60 % des cas d’homicide conjugal, il y a des antécédents connus et des comportements violents exercés par l’homme dans le couple. L’individu ayant des fragilités psychologiques prédisposant à la violence représente, en contexte de séparation, un risque accru pour la vie de sa conjointe ou ex-conjointe. D’où l’importance d’agir en amont du phénomène, pour éviter que la situation ne dégénère en meurtre.
Intervenir en amont
Les études démontrent que les hommes ayant commis un homicide conjugal ou un filicide n’avaient pas consulté ou avaient interrompu leur suivi auprès d’un organisme qui leur vient en aide. « Cela démontre l’importance d’intervenir auprès d’une clientèle difficile, c’est-à-dire les hommes ne voulant pas consulter », soutient Suzanne Léveillée, qui bénéficie d’une subvention du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) dans le cadre du programme Actions concertées. Elle mène ainsi une recherche-action visant à développer, implanter et évaluer une intervention spécifique portant sur la séparation auprès d’hommes ayant commis de la violence conjugale ou à risque élevé de comportements violents et qui font face à la justice.
« Avoir accès à cette clientèle constitue l’aspect ambitieux du projet », concède celle qui travaille notamment avec Accord Mauricie Inc., un organisme d’aide aux conjoints violents. C’est d’ailleurs en équipe, et plus spécifiquement en étroite collaboration avec son directeur Robert Ayotte, que la professeure de l’UQTR entend adapter l’intervention pour amener ces hommes à accepter l’aide et, ultimement, opérer un changement de comportement qui se traduira par l’arrêt de l’agir violent.
Adapter la pratique des intervenants
La recherche-action est fondée sur le besoin de comprendre, d’expliquer et de transformer la pratique dans un milieu donné. Pour y arriver, la chercheuse et ses collaborateurs franchiront plusieurs étapes au cours des prochaines années. D’abord, il s’agit de développer une intervention appuyée sur les études antérieures, les pratiques des intervenants et la collaboration des acteurs du milieu – policiers, procureurs de la couronne, agents de probation, etc. – qui sont en lien avec les hommes violents et qui peuvent leur offrir de l’information pour les amener à consulter.
Cette étape, déjà en partie réalisée, sera suivie au printemps 2016 par une première version du manuel d’intervention qui comprendra, par exemple, un relevé de littérature sur la violence conjugale et la rupture, les thèmes à aborder lors de l’intervention, de même que les modalités de recrutement des participants.
Il s’agit ensuite d’implanter l’intervention dans le milieu, et d’évaluer celle-ci en vue de l’ajuster pour en accroître l’efficacité. « Cette étape est cruciale afin de déterminer ce qui fonctionne ou pas. À la lumière de l’analyse des données tirées de l’expérience et des commentaires des intervenants, des collaborateurs et des hommes en rupture, nous pourrons procéder à une seconde phase d’implantation de l’intervention dans deux autres organismes outre Accord Mauricie, soit CAHo à Joliette et C-TA-C à Rimouski », souligne Suzanne Léveillée.
Après l’évaluation de cette seconde phase et s’appuyant ainsi sur des données probantes, la chercheuse sera en mesure de livrer la version définitive du manuel d’intervention. Dès lors, espère-t-elle, il sera possible d’intervenir auprès d’une clientèle a priori difficile d’accès en vue de prévenir l’escalade de la violence. « Au-delà de la sanction sociale qui passe par le système judiciaire, les hommes ont besoin d’aide pour s’engager dans un processus de changement visant l’arrêt des comportements violents avant d’en arriver à poser le geste ultime », conclut Suzanne Léveillée.