Paysage politique. L’Union nationale de Daniel Johnson père est au pouvoir depuis juin 1966. Le 26 septembre 1968, Johnson meurt en fonction, à Manic-5, à l’âge de 53 ans. Le 2 octobre 1968, Jean-Jacques Bertrand, alors vice-premier ministre et notamment ministre de l’Éducation, est nommé premier ministre. Jean-Guy Cardinal lui succède au ministère de l’Éducation.
Lors d’une séance du Conseil supérieur de l’éducation à l’automne 1967, le ministre Jean-Jacques Bertrand énonce les deux priorités suivantes : la formation des maîtres et l’enseignement supérieur. Un comité directeur est constitué avec, en outre, le mandat de « prévoir l’intégration de la formation des maîtres à l’appareil universitaire, de prévoir la création d’une nouvelle université de langue française à Montréal, d’étudier la création de centres universitaires à Trois-Rivières, Chicoutimi et Rimouski[1] ».
En décembre 1967, un comité « Recherche et développement » est créé[2]. Placé sous l’autorité du comité directeur et composé de fonctionnaires et d’universitaires (de Laval, Sherbrooke, Montréal), il soumet ses premières recommandations en janvier 1968 : « Nous croyons qu’il est primordial de placer l’organisation de toute nouvelle institution dans un cadre administratif intégré, l’Université du Québec ». Le groupe clôt ses travaux en juin et remet au gouvernement une série de rapports[3]. Reconstitué quelques mois plus tard, il est cette-fois-ci « chargé de prévoir l’organisation de l’Université du Québec et de ses universités constituantes. À Montréal et à Trois-Rivières, des comités de planification locaux rattachés au groupe “Recherche et développement” ont été constitués et ont déjà siégé[4] ».
Le 5 décembre 1968, le premier ministre Jean-Jacques Bertrand dépose le projet de loi 88 sur l’Université du Québec, mais c’est lors de la deuxième lecture, le 9 décembre, qu’il livre à la Chambre un discours substantiel dans le cadre duquel sont posés les jalons de ces nouvelles universités, et universités nouvelles, qu’il s’autorisera à déclarer comme « celles de l’an 2000 ».
Au crépuscule de la Révolution tranquille, dans une population québécoise qui marque un retard important en termes de fréquentation scolaire et dont l’accroissement démographique pendant les années 50 s’est accéléré, ces établissements nouveaux d’enseignement et de recherche publics, laïcs et hors des grands centres allaient permettre à des générations nouvelles d’accéder à des études supérieures, de poursuivre des aventures intellectuelles et de doter le Québec d’un bassin grandissant et diversifié de matières grises essentielles au plein déploiement de toutes les sociétés humaines. Mais laissons la parole au premier ministre Bertrand, à travers quelques extraits de cette allocution historique du 9 décembre 1968, divisés en thématiques.
Extraits du discours du premier ministre Bertrand, 9 décembre 1968
Incipit
En proposant à la Législature l’adoption du bill 88 portant sur la création de l’Université du Québec, le gouvernement a conscience de poser un acte capital pour le développement du système scolaire et pour le progrès de la société québécoise tout entière.
Les raisons qui motivent le gouvernement
La création de l’Université du Québec coïncide avec le début d’une explosion démographique considérable au niveau universitaire, par suite des grands progrès réalisés au cours des dernières années au niveau secondaire et au niveau collégial. Au cours des dix prochaines années, les inscriptions au niveau universitaire doubleront, passant de 45 000 à 90 000. Pour absorber ce grand nombre d’étudiants, il est clair qu’il faille créer de nouvelles universités. En même temps, il faut envisager la décentralisation géographique des services d’enseignement supérieur dans la Mauricie, le Saguenay et le Bas Saint-Laurent. Enfin, la création de l’Université du Québec coïncide avec l’opération de rapatriement de la formation des maîtres dans des institutions universitaires ayant une assise plus large, une activité plus diversifiée et des ressources plus considérables que celles des écoles normales actuelles.
L’organisation interne décentralisée de l’UQ : l’importance de l’ancrage régional
En proposant cette décentralisation interne, nous n’avons pas en vue uniquement des objectifs d’efficacité administrative. Nous voulons permettre et assurer un réel enracinement des unités constituantes dans leur propre milieu géographique, économique, social et culturel. L’on voit ici la ressemblance quant à l’organisation avec ces collèges d’enseignement général et professionnel que nous avons créés l’an dernier [les CÉGEPS]. Nous voulons permettre et assurer une participation directe des milieux intéressés à l’administration et au développement des services d’enseignement supérieur de l’Université du Québec, à Trois-Rivières, à Chicoutimi, à Rimouski, à Montréal, par exemple.
Les universités de l’an 2000 : de nouvelles universités qui sont des universités nouvelles…
Cependant, nous voudrions que ces nouvelles universités soient également des universités nouvelles, construites et organisées selon des règles correspondant aux besoins des étudiants, des professeurs et des chercheurs tels qu’on peut les identifier en cette seconde moitié du vingtième siècle.
Il est certain — et tous en conviendront — que le fait de préparer la création de nouvelles universités permet d’envisager des formules nouvelles, des formules originales, un mode d’organisation interne plus souple, qui tiennent compte de la rapidité et de l’évolution des connaissances et de leur mode de transmission. On note, par exemple, chez de nombreux universitaires de tous les pays la volonté de se dégager de la structure traditionnelle des facultés, issues d’une époque où les universités constituaient des fédérations d’écoles professionnelles.
Les universités que nous établirons au cours des prochaines années seront celles de l’an 2000. Elles accueilleront, compte tenu du développement du système scolaire et de l’éducation permanente, de nouveaux types d’étudiants.
Trois fonctions
D’abord, le premier cycle. Ce cycle sera caractérisé par deux traits principaux. Le très grand nombre des inscriptions, d’une part, la diversité importante des orientations des étudiants. De plus, le premier cycle universitaire sera le lieu, au cours des prochaines années, d’innovations dans les programmes correspondant à de nouvelles catégories de diplômés, répondant à de nouveaux débouchés sur le marché du travail.
Le grand nombre et la variété des orientations commandent au premier cycle une structure d’encadrement des étudiants, d’une part, et d’autre part, un mode d’organisation des programmes qui soit souple et ouvert au changement.
Deuxièmement, les études graduées. Au niveau des études graduées, par ailleurs, on nous recommande, en plus de la recherche qui s’effectuera dans les départements, l’aménagement de centres de recherche groupant des équipes multidisciplinaires de professeurs auxquels participeraient directement les étudiants en cours de maîtrise ou de doctorat.
Troisièmement, l’éducation permanente. En ce qui concerne l’éducation permanente, nos groupes de travail font valoir qu’elle marquera de plus en plus les activités et l’organisation interne des universités. Contrairement à la situation qui prévaut actuellement, la clientèle de l’éducation permanente ne sera pas uniquement à la recherche d’un premier diplôme universitaire. […] Autrement dit, l’on abandonnera l’éducation des adultes de type récupération pour passer à l’éducation permanente de type perfectionnement.
Une organisation académique inouïe
En éliminant le cadre rigide des facultés comme on les connaît à l’heure actuelle dans plusieurs universités, nous voulons surtout assurer une mobilité horizontale des professeurs et des étudiants. En proposant que le département constitue la cellule de base de l’université, nous voulons permettre surtout aux professeurs de former des équipes de chercheurs et d’enseignants réunis par un intérêt commun dans une discipline donnée. En proposant la structure modulaire, nous voulons offrir aux étudiants de premier cycle une structure d’encadrement susceptible de développer leur sentiment d’appartenance et leur motivation.
Les prochaines étapes
Lorsque ce projet de loi aura été sanctionné, le gouvernement procédera à la nomination du président de l’Université du Québec et des premiers membres de l’assemblée des gouverneurs. Il pourra ensuite procéder à la création, par émission de lettres patentes, des universités constituantes, des instituts de recherche ou des écoles supérieures, au fur et à mesure des besoins et lorsque, bien entendu, les études nécessaires auront été complétées. Par la suite, ces établissements d’enseignement et de recherche s’organiseront et commenceront leurs activités.
Conclusion : une contribution capitale à l’édification du Québec attendue
L’Université du Québec est un organisme qui marquera l’avenir de la collectivité québécoise. Dans l’immédiat, elle permettra de créer de nouveaux établissements universitaires, de décentraliser en diverses régions les services d’enseignement supérieur, de donner à la formation des maîtres un cadre nouveau, un souffle nouveau et un statut universitaire et d’aménager au Québec l’université nouvelle dont nous avons besoin pour répondre aux exigences de notre développement.
À moyen terme, l’on peut envisager que l’Université du Québec réalisera plus que cela.
Elle peut devenir l’un des plus importants de nos instruments collectifs de développement, comme le sont l’Hydro-Québec, la Société générale de financement, la Caisse de dépôt et de placement. Dès le départ, il faudra compter que le dynamisme des universités constituantes, nouveaux établissements en plein développement, apportera à l’Université du Québec un élan considérable.
Mais l’on doit aussi envisager que l’Université du Québec prépare la mise sur pied d’instituts de recherche à vocation provinciale. Ceux-ci pourront devenir le point d’appui des activités de recherche du gouvernement, des entreprises et de toutes les universités qui voudraient y collaborer.
M. le Président, si l’Université du Québec pouvait réussir à constituer le point de jonction du monde universitaire, de l’entreprise et du gouvernement, à propos de recherches qui engagent l’avenir du Québec elle aura apporté une contribution capitale à l’édification d’un Québec fort et dynamique.
Le 18 décembre 1968 : jour historique pour l’éducation supérieure
Il y a exactement cinquante ans aujourd’hui, le 18 décembre 1968, le Bill 88 était adopté à l’unanimité après neuf jours de débats. Le réseau de l’Université du Québec naissait avec trois constituantes – l’UQAM, l’UQAC et l’UQTR –, auxquelles vont s’en greffer sept autres avec le temps[5].
L’année qui vient sera l’occasion, pour les générations passées, actuelles et futures qui forment, reforment et renouvellent sans cesse notre communauté universitaire depuis plus de cinquante ans, de se rappeler ou de se figurer comment l’UQTR, à travers ses choix, ses artisans et ses actions, s’est acquittée de ses missions et a répondu aux attentes formulées dans la foulée des jalons qu’avait posés l’État pour ces nouvelles universités et dans un contexte socioéconomique qui allait rapidement poser des défis.
« L’Université du Québec est née à la fin d’une époque », comme le soulignait la professeure Lucia Ferretti du Département des sciences humaines, dans son excellent ouvrage consacré aux 25 ans de l’UQ, en 1994 : Dès 1970, en effet, poursuit-elle, le gouvernement du Québec propose à la société québécoise un modèle de développement en rupture profonde avec celui qui avait dominé les années 60 et conduit à la création d’un réseau public décentralisé d’établissement d’enseignement supérieur. Voué au « progrès du Québec » plutôt qu’à la promotion nationale des francophones, le nouveau gouvernement [de Robert] Bourassa accorde moins de foi que ses prédécesseurs unioniste et libéral aux grandes institutions publiques, à l’éducation, au développement régional et aux intellectuels, et davantage à l’entreprise privée, à la santé, aux projets hydroélectriques d’envergure et aux milieux d’affaires. À peine née, c’est donc sans soutien que l’Université du Québec doit assumer ses missions fondamentales[6].
Pour en savoir davantage
Au sujet du réseau de l’Université du Québec et de ses constituantes : http://www.uquebec.ca/reseau/fr
Au sujet des cinquante ans du réseau UQ : album souvenir
Au sujet de l’histoire du réseau UQ, voir Lucia Ferretti, L’université en réseau. Les 25 ans de l’Université du Québec, Ste-Foy, Presses de l’Université du Québec, 1994. Disponible à la Bibliothèque (LE3 Q199 F47) et en version numérique.
Références
[1] Toutes les citations, sauf avis contraire, sont tirées du Journal des débats de l’Assemblée législative, 28e législature, 3e session (20 février 1968 au 18 décembre 1968), le lundi 9 décembre 1968, vol. 7, n° 100.
[2] Un autre comité de travail sera créé en parallèle, par le ministre Cardinal, pour établir la législation entourant l’enseignement supérieur. Les travaux de ces comités vont culminer par la Loi des investissements universitaires (bill 58, adopté en juin), la Loi du conseil des universités (bill 57, adopté le 18 décembre 1968) et la Loi de l’Université du Québec.
[3] Rapports demeurés confidentiels, ce que Jean Lesage, chef de l’opposition libérale, lui reproche d’ailleurs.
[4] « Tous ces comités locaux devraient faire rapport d’ici la fin de janvier, de sorte que le ministre de l’Éducation et les autorités de l’Université du Québec puissent prendre, en temps utile, les décisions relatives à la rentrée scolaire de septembre 1969. »
[5] ÉNAP et INRS (1969) ; UQAR (1973) ; ÉTS (1974) ; UQO (1981) ; UQAT (1983) ; TELUQ (1992).
[6] Lucia Ferretti, L’université en réseau. Les 25 ans de l’Université du Québec, Ste-Foy, Presses de l’Université du Québec, 1994, p. 92.