« Le Nunavik et le Nunavut, c’est mon terrain de jeu », lance Esther Lévesque. Professeure en sciences de l’environnement à l’UQTR, la chercheuse parcourt ces immenses territoires depuis une trentaine d’années, pour y étudier la végétation arctique. Ses travaux lui ont permis de découvrir la surprenante diversité écologique du Grand Nord et de tisser des liens précieux avec les gens des communautés inuites.
Esther Lévesque se rend pour la première fois dans l’Arctique canadien en 1989, lors d’un été particulièrement froid et pluvieux. Elle est alors étudiante et travaille comme assistante de recherche. Cette première expérience la mènera, moins de dix ans plus tard, à l’obtention d’un doctorat en écologie végétale grâce à sa thèse portant sur les plantes des déserts polaires. Elle fera ensuite ses débuts comme professeure au Département des sciences de l’environnement de l’UQTR, en 1998.
« Aujourd’hui, notre département compte quatre chercheurs qui étudient les écosystèmes nordiques. Il y a aussi un intérêt grandissant pour le Nord à l’UQTR, cette dernière étant d’ailleurs membre du nouvel Institut nordique du Québec, souligne-t-elle. Mais à l’époque, j’étais la seule professeure de notre université à m’intéresser à ce sujet. Pour collaborer avec d’autres collègues du même domaine, je me suis jointe au Centre d’études nordiques (CEN), un regroupement stratégique interuniversitaire soutenu financièrement par le Fonds de recherche du Québec – Nature et technologies. Le CEN, qui a maintenant 60 ans, m’a aussi facilité l’accès à des stations de recherche dans le Grand Nord. »
La professeure Lévesque réalise alors différentes études sur la végétation, notamment dans les îles Bylot et d’Ellesmere. La grande hétérogénéité des milieux nordiques la fascine. « Les gens imaginent souvent le Nord comme un grand territoire enneigé, où rien ne pousse. Mais après la limite des arbres, il y a encore des arbustes, des plantes à fleurs. Et même à l’extrême nord, la végétation est présente et forme par endroits comme de petits jardins », signale-t-elle.
À l’aube de l’an 2000, Esther Lévesque participe à l’important projet international Tundra Northwest 1999, mené par la Suède. Il s’agit d’une expédition scientifique à travers l’Arctique canadien, sur le brise-glace Louis S. St-Laurent. La chercheuse y collabore avec des experts de domaines variés, ce qui répond à son désir d’œuvrer en interdisciplinarité. Elle découvre aussi toute une variété de sites nordiques.
Développer la recherche
Dans les années suivantes, Esther Lévesque et ses étudiants travaillent particulièrement sur l’île Bylot, au large de l’île de Baffin (Nunavut). Site important de nidification de la grande oie des neiges, cet endroit leur permet notamment d’étudier de quelle façon l’alimentation des oiseaux (broutement) affecte la végétation. Sous la direction de la professeure Lévesque, une autre étudiante mène aussi des recherches sur la colonisation du sol par les plantes après le retrait d’un glacier, dans l’île d’Ellesmere (Nunavut).
« À cette époque, je suis devenue maman, raconte Esther Lévesque. J’ai alors choisi de fréquenter des sites de recherche un peu plus accessibles, à proximité des villages nordiques, pour m’éloigner moins longtemps de ma famille. J’ai profité de l’occasion pour orienter mes recherches vers un sujet qui m’intéressait tout particulièrement : les plantes à petits fruits. Il existait alors peu de données sur ces plantes, alors qu’elles sont très communes dans l’Arctique et prisées par les gens du Nord. »
En partenariat avec la communauté
À l’occasion de l’Année polaire internationale (2007-2009), Esther Lévesque travaille à la mise sur pied d’un réseau de suivi avec d’autres chercheurs, pour recueillir des données sur les plantes à petits fruits à plusieurs endroits dans l’Arctique. Elle sollicite aussi la collaboration des communautés locales, qui acceptent de participer à la cueillette de renseignements sur ces plantes.
Ce rapprochement avec les autochtones s’avérera fécond. « Avec différents partenaires, nous avons notamment réalisé le projet Avativut, qui signifie Notre territoire, pour intégrer nos activités scientifiques au programme scolaire des écoles secondaires du Nunavik. Cela nous a permis entre autres de découvrir à quel point il est constructif d’enseigner la science aux jeunes en tenant compte de leur culture. En impliquant les aînés autochtones dans nos activités, et en amenant les jeunes à l’extérieur sur leur territoire, l’apprentissage en devenait bien meilleur et le partage, beaucoup plus riche », constate Esther Lévesque, qui souligne l’important travail de José Gérin-Lajoie (professionnelle de recherche) et d’Émilie Hébert-Houle (alors étudiante à la maîtrise en sciences de l’environnement) dans ce projet.
Toujours dans une approche de transfert des connaissances et de partage des savoirs, un autre projet appelé Imalirijitt (Ceux qui étudient l’eau) naîtra avec la communauté de Kangiqsualujjuaq, située sur la rive est de la rivière George (qui se jette dans la baie d’Ungava).
« Les gens du village souhaitaient en apprendre davantage sur la qualité de l’eau de leur rivière, en raison d’un projet de mine de terres rares dans le haut du bassin versant. Cette demande a mené à la création d’un camp de sciences en 2016, réunissant des jeunes, des aînés et des guides du village, ainsi que des chercheurs. Ce fut un tel succès que d’autres camps ont été organisés depuis. Ces projets constituent des occasions de partage exceptionnelles entre générations, entre cultures. Ils favorisent la recherche grâce aux précieuses connaissances des autochtones à propos de leur territoire. Les questions soulevées peuvent aussi nous amener plus loin dans nos travaux scientifiques. Ces échanges réguliers, entre autres lorsque nous communiquons les résultats des recherches aux gens du village, permettent d’orienter nos futures actions en tenant compte des besoins de la communauté », rapporte la professeure Lévesque.
Le Grand Nord se transforme
Avec la montée des changements climatiques, Esther Lévesque observe des modifications dans la végétation nordique. En compagnie d’étudiants, elle mène différents projets de recherche sur le sujet. « Les données le démontrent : la végétation change actuellement. On parle du verdissement de l’Arctique à cause de l’arbustation, c’est-à-dire de l’expansion rapide des petits arbustes qui sont passés de quelques centimètres à 50, 60 centimètres de haut. Il y a des petits buissons verts partout », précise-t-elle.
La rapidité de cette transition étonne la professeure Lévesque : « La capacité de changement de l’écosystème arctique est beaucoup plus grande que je ne l’imaginais à mes débuts. Les chercheurs constatent toutefois qu’il y a une différence d’adaptation selon les milieux nordiques. Là où il y a plus de diversité biologique, comme dans la zone située à la limite des arbres, la résistance aux changements est plus grande. L’arbustation est très active mais la colonisation par les arbres est beaucoup plus lente. Cette transformation prend plus de temps. »
La chercheuse souligne tout de même la fragilité des écosystèmes arctiques. « Les organismes vivants s’adaptent au fur et à mesure, mais c’est certain qu’il y aura des perdants. Je pense, entre autres, aux plantes à petits fruits. Elles doivent maintenant composer avec le fait que les arbustes qui les entourent sont de plus en plus grands et leur font de plus en plus d’ombre », mentionne-t-elle.
Et il n’y a pas que la nature qui subit des changements : « Les gens des communautés nordiques doivent déjà s’adapter à de nouvelles conditions de neige, de glace, de sol. Ils sont très résilients et trouvent des solutions novatrices, mais tout cela leur demande beaucoup d’ajustements. L’impact de notre surconsommation sur ces communautés m’attriste. Ce n’est pas équitable, car elles font face à des changements dont elles ne sont pas responsables », note Esther Lévesque.
Assurer la relève
Élargissant ses sujets de recherche, la professeure Lévesque s’intéresse maintenant aux liens entre le couvert neigeux, la végétation et le pergélisol, ainsi qu’à la captation du carbone. Cette orientation l’amène à collaborer avec d’autres collègues de l’UQTR et du CEN : « J’ai choisi la végétation comme sujet de recherche parce qu’elle est au cœur de tout. Elle réagit aux changements du milieu, elle sert de nourriture ou d’abri, elle capte le carbone… Tout est lié, ce qui m’oblige à travailler avec des spécialistes de différents domaines comme la géomorphologie, la glaciologie ou l’écologie animale. Et cette coopération me rend très heureuse, car ce qui m’intéresse dans les sciences, c’est de participer à des projets intégrateurs. »
Après toutes ces années, Esther Lévesque constate aussi que la recherche dans le Grand Nord s’avère une formidable occasion de croissance personnelle pour ses étudiants. « L’apprentissage qu’ils font du Nord, quel que soit leur projet, transforme positivement leur vision de l’environnement et leur perception vis-à-vis des communautés locales. Quand j’y pense, cela m’encourage beaucoup et je crois que c’est un legs important », lance la chercheuse.
Et comment envisage-t-elle les années à venir? « Je mène encore des projets très intéressants dans le Nord. Mais j’arrive aussi à un moment où je veux mettre à profit toutes les données que j’ai recueillies, pendant une trentaine d’années. Ces données obtenues sur une longue période sont importantes, car elles permettent les comparaisons dans le temps et les projections dans l’avenir. Je ne veux pas qu’elles se perdent et je veux en faire profiter d’autres collègues, pour que l’analyse se poursuive », souhaite la professeure Lévesque.
La chercheuse espère également que l’étude des milieux arctiques s’effectuera dans un esprit d’ouverture à l’autre. « Il faut continuer à travailler ensemble. Les scientifiques ont beaucoup à apprendre des communautés nordiques, qui peuvent bénéficier en retour des efforts des chercheurs. Il faut aussi intégrer davantage les sciences humaines à nos activités scientifiques, car nous avons besoin d’elles pour collaborer de la meilleure façon possible avec les autochtones », de conclure Esther Lévesque.
Notons que la professeure Lévesque est membre du Groupe de recherche en biologie végétale (GRBV) ainsi que du Centre de recherche sur les interactions bassins versants – écosystèmes aquatiques (RIVE) de l’UQTR. Elle est également directrice adjointe du CEN. Pour en apprendre davantage au sujet de cette chercheuse ainsi que des travaux réalisés en partenariat avec les Inuits, nous vous suggérons les articles suivants :
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