C’est un truisme que de l’affirmer: le Québec perd sa mémoire et cherche son identité depuis la Révolution tranquille. Au cours des derniers mois, le débat autour de la Charte des valeurs québécoises n’a fait que remettre au grand jour cette perception que les Québécois manquent de repères pour se redéfinir en tant que société moderne. Et si une partie de l’enjeu identitaire était reliée à la difficulté de transmettre sa culture? Le philosophe Serge Cantin adopte cette perspective afin de porter un éclairage sur la crise profonde que traverse la société québécoise.
«La transmission culturelle est un problème qui se pose de façon très aiguë dans nos sociétés occidentales», lance d’emblée le professeur au Département de philosophie et des arts de l’UQTR. Héritage du passé, la culture constitue la mémoire collective d’une société et imprègne toutes les sphères de la vie des individus. Pour assurer la continuité de son être, l’Homme doit avoir la volonté de transmettre sa culture à travers les époques, de génération en génération. Toutefois, constate Serge Cantin, «on assiste à une précarité grandissante de la culture du fait qu’il devient difficile de transmettre ce qui nous vient du passé».
Culture et modernité
Cette «crise de la culture» apparaît avec l’avènement de la modernité, à divers degrés et à différentes époques selon les sociétés. Pour reprendre une pensée chère au sociologue québécois Fernand Dumont, qui a fortement inspiré les travaux du professeur Cantin, la culture serait un projet sans cesse compromis, faisant de l’Homme lui-même un projet sans cesse compromis.
Traditionnellement, la transmission de la culture s’effectue grâce à deux institutions: la famille et l’école. «Cependant, dans la famille contemporaine, le père et la mère ne jouent plus le rôle de véhicule culturel auprès de leurs enfants. Les dimensions affective et matérielle ont pris le dessus, et la transmission de notre mémoire collective repose désormais sur l’école. Le problème, c’est que le savoir technique y est valorisé, ce qui crée une sorte de déséquilibre par rapport à l’idéal de l’humanisme pensé par les Grecs et les Romains», soutient Serge Cantin.
Celui-ci précise: «Les huit années du cours classique permettaient la transmission d’un héritage culturel occidental qui se préservait depuis presque deux millénaires, un projet d’humanité que nous étions appelés à continuer. Avec les réformes, cet héritage s’est perdu et, au Québec comme dans plusieurs sociétés occidentales, plus aucune institution n’en garantit la transmission. Ce qui est désormais valorisé dans nos sociétés modernes, c’est la performance individuelle basée sur l’instant présent et le futur proche.» Pour appuyer son propos, le philosophe de l’UQTR met en exergue une phrase d’Alexis de Tocqueville, empreinte d’une extraordinaire lucidité pour son époque: «Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres.»
Dès lors, la question se pose: où allons-nous maintenant? «L’Homme affronte pour la première fois de son histoire un avenir incertain. En Occident moderne, la culture s’effiloche puisqu’elle ne reçoit plus son éclairage du passé. Dans les sociétés archaïques ou traditionnelles, l’Homme se référait à un passé qui lui servait de modèle et il ne devait pas trop s’en écarter. Tout changement majeur était perçu comme une perte.»
N’est-ce pas une affirmation contradictoire, du fait que la culture évolue constamment dans sa propre dialectique? «Oui», répond le philosophe, «mais sa pérennité suppose une permanence anthropologique, entre autres quant aux modèles de pensée, aux normes sociales et aux codes culturels que nous avons hérités du passé. À quelle permanence l’individu peut-il se référer s’il n’a plus les repères nécessaires pour définir son être?»
La crise de la culture au Québec
L’exemple du Québec est éloquent: depuis la Révolution tranquille, nous sommes sortis très rapidement d’un modèle de société basé sur la religion, qui avait permis aux Canadiens français en général et aux Québécois en particulier de se définir historiquement. C’est la religion catholique qui a assuré la survivance du peuple québécois et de son identité canadienne-française.
En parallèle, notre «être» canadien-français s’est préservé à travers une mythologie, que nous avons maintenant tendance à mépriser. «Ce n’est pas pour rien si l’on a magnifié l’existence de personnages comme Dollard des Ormeaux et Madeleine de Verchères. Il nous fallait, malgré la domination que nous subissions comme peuple, nous donner une profondeur historique et justifier notre existence en Amérique», explique le professeur Cantin.
Pendant longtemps, la religion a fourni un cadre normatif et donné une cohérence à l’ensemble de la société québécoise. C’est à l’intérieur de ce cadre religieux que s’est construite en bonne partie notre mémoire collective. «Avec la Révolution tranquille, assurément inévitable, nous avons jugé notre passé, peut-être trop sévèrement, de sorte qu’on ne sait plus très bien où nous en sommes aujourd’hui. Nous nous retrouvons devant un vide identitaire. Le passé a été disqualifié, rendant notre situation particulièrement précaire.»
Le débat entourant la Charte des valeurs québécoises est un des symptômes de ce malaise. «Nous éprouvons de la difficulté à définir notre identité et à persévérer dans notre être canadien-français. Maintenant que nous n’avons plus la religion, qu’est-ce qui nous reste comme permanence anthropologique? La langue française, certes; mais est-elle viable dans un environnement anglophone, sans racines historiques, sans la continuité d’un destin du Québec en Amérique du Nord, sans références à notre passé, sans une mémoire d’intention…?», demande Serge Cantin, avant de conclure: «Pour envisager l’avenir, il doit y avoir la reconnaissance d’une conscience historique et cela passe par une volonté de transmettre notre héritage culturel.»