Au début du 19e siècle, une plante envahissante originaire d’Europe et d’Asie – la salicaire pourpre – a fait son entrée en Amérique du Nord. Elle s’est ensuite répandue un peu partout, déployant ses épis de fleurs roses jusqu’au Québec. S’intéressant à cette plante, Caroline Beaulieu lui a consacré ses travaux de maîtrise en sciences de l’environnement. En utilisant des spécimens d’herbiers, l’étudiante de l’UQTR a pu tracer l’historique des dommages causés par les insectes herbivores à la salicaire pourpre, depuis son arrivée au Québec.
« Je voulais vérifier l’hypothèse selon laquelle une plante envahissante est peu consommée par les insectes présents lorsqu’elle arrive dans un nouveau territoire, parce qu’elle n’est pas confrontée aux ennemis, herbivores ou pathogènes, qui lui nuisent dans son aire d’origine. Au fur et à mesure que les insectes découvrent et utilisent cette nouvelle ressource alimentaire, les dommages qu’ils causent à la plante devraient augmenter », explique la chercheuse.
Dans le cas de la salicaire pourpre, des agents de lutte biologique ont été utilisés au Québec dans les années 1990, pour contrer l’invasion de cette plante. Il s’agissait de deux insectes européens se nourrissant des feuilles de la salicaire. « Je m’attendais donc aussi à trouver plus de spécimens de salicaire endommagés par les insectes, après l’introduction de ces agents », souligne Caroline.
Faire parler les herbiers
Pour vérifier ses hypothèses, l’étudiante a étudié plus de 1300 spécimens de salicaire provenant de grands herbiers du Québec, dont celui de l’UQTR (Herbier Estelle-Lacoursière). Les plus vieux échantillons examinés dataient de la fin du 19e siècle. En 2016, Caroline a également effectué une cueillette de spécimens de salicaire pourpre sur la rive nord du lac Saint-Pierre.
« Le potentiel des herbiers pour détecter les tendances de consommation des plantes par les insectes est énorme, mais il demeure encore peu exploité, indique la chercheuse. Les herbiers nous fournissent une information historique à laquelle nous ne pourrions avoir accès autrement. Il faut toutefois tenir compte d’un biais lié à la récolte des spécimens, car plusieurs botanistes ont tendance à choisir des plantes en excellent état pour garnir leurs herbiers. Ils laissent donc de côté les plants endommagés par les insectes, ce qui peut nuire à la capacité de détecter des changements dans le temps. Pour obtenir une première estimation de ce biais de récolte, j’ai utilisé une formule mathématique. »
L’étudiante s’est attardée à trois types de dommages causés aux feuilles de la salicaire par l’activité alimentaire des insectes : les perforations, les marges incomplètes ainsi que l’alimentation à la surface de la feuille laissant une fine membrane non consommée par l’insecte.
Des résultats concluants
La reconstitution historique réalisée par Caroline Beaulieu montre une tendance générale à l’augmentation de la probabilité de rencontrer des spécimens de salicaire pourpre endommagés par les insectes herbivores au fil du temps. Les deux types de dommages les plus courants (perforation et marge) sont en croissance de 1883 à 1930, atteignant ensuite un plateau (30 % des plants affectés). Quant aux dommages de type « membrane », ils commencent à augmenter à la fin du 20e siècle seulement. En 1990, 3 % des spécimens présentent ce type de dommage, alors que ce nombre atteint 45 % en 2015.
« La stabilisation des dommages aux environs de 1940 jusqu’à la fin du 20e siècle pourrait être attribuable au fait que la salicaire pourpre ne constitue qu’une ressource alimentaire occasionnelle pour la grande majorité des insectes du Québec. Quant à l’augmentation des dommages de type membrane au 21e siècle, elle pourrait venir de l’action des insectes utilisés dans le cadre du programme de lutte biologique », précise la chercheuse.
Faire progresser la science
Grâce à ses travaux, Caroline Beaulieu a pu démontrer l’utilité des spécimens d’herbiers pour tracer, dans le temps, un portrait de la pression d’herbivorie des insectes sur une plante envahissante.
« De nos jours, la récolte de spécimens d’herbiers se fait de moins en moins couramment, car les scientifiques utilisent la photographie pour conserver des images de plantes. Pourtant, les herbiers constituent une riche source d’information pour répondre à différentes questions sur les interactions plantes-insectes, dans un contexte d’invasion biologique et de changements de biodiversité », souligne la nouvelle diplômée en sciences de l’environnement.
Moins de deux ans après le début de sa maîtrise, Caroline Beaulieu a soumis pour publication scientifique un article traitant de ses travaux et résultats. Cet article, dont elle est la première auteure, a été publié en novembre dernier dans une revue de la Royal Society. L’étudiante a réalisé ses recherches sous la direction du professeur Raphaël Proulx (sciences de l’environnement, UQTR) et la codirection du professeur Claude Lavoie (École supérieure d’aménagement du territoire et du développement régional, Université Laval).