Jusqu’à tout récemment, la prévention et la détection des fraudes financières relevaient principalement des comptables professionnels agréés (CPA) auditeurs. Or, les associations professionnelles sont désormais de plus en plus nombreuses à revendiquer une expertise antifraude.
Selon Cynthia Courtois, professeure au Département des sciences comptables de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) et elle-même CPA auditrice, l’émergence de ces associations pourrait bien ébranler les frontières de la profession comptable.
« Bien que les certifications offertes par ces associations soient très populaires auprès des professionnels qui les détiennent, il demeure très difficile pour les employeurs, la clientèle ou la population d’évaluer la qualité générale de celles-ci. Pour plusieurs, le processus qui conduit à l’obtention de ces certifications demeure obscur, sans compter que les associations qui les offrent sont souvent des organisations à but lucratif », note-t-elle.
Mme Courtois ajoute que pour bâtir leur légitimité, ces associations se collent à l’image professionnelle qu’inspirent traditionnellement les comptables, même si leurs certifications n’impliquent pas les mêmes obligations morales et légales que le titre de CPA.
« Il devenait donc important de se demander comment ces associations parviennent à se légitimer auprès de leurs membres, et à les convaincre de devenir de véritables ambassadeurs de leur titre. Ce sont ces questions que j’ai également abordées dans ma thèse de doctorat », indique la professeure.
Faire la lumière
Malgré deux articles déjà soumis à des revues académiques en lien avec l’expertise antifraude, Mme Courtois est néanmoins toujours au cœur d’une expérience ethnographique auprès de l’Association of Certified Fraud Examiners (ACFE) afin de poursuivre son étude du sujet. Cette association délivre le titre de Certified Fraud Examiners (CFE), une certification qui s’obtient rapidement par l’intermédiaire d’un cours en ligne. Pour pouvoir mener ses recherches à terme, elle est même devenue membre en règle de l’ACFE.
« Du 18 au 20 juin derniers, j’ai participé à la conférence internationale tenue par l’ACFE à Las Vegas. Tout au long de cette conférence, j’ai fait de l’observation afin d’amasser des données supplémentaires qui seront utilisées pour parfaire mes recherches sur l’expertise antifraude », témoigne-t-elle.
Outre cette phase d’observation, la professeure a réalisé une série d’entretiens avec des CFE du Canada et des États-Unis, ainsi qu’une analyse de documents.
Comment l’ACFE garde-t-elle la face ?
Dans son analyse, Mme Courtois utilise le modèle de la mise en scène de la vie quotidienne, développé par le sociologue Erving Goffman. Selon cette théorie, la quête de légitimité serait en quelque sorte une mise en scène destinée à convaincre les autres d’adhérer à l’image que l’on projette. Suivant cette logique, l’ACFE tenterait ainsi d’influencer la perception de ses membres par rapport à elle-même grâce à diverses représentations.
« La légitimation de l’ACFE repose initialement sur des représentations visant à créer de la légitimité pragmatique, soit un besoin mutuel entre l’association et ses membres. En tant qu’organisation à but lucratif, l’ACFE a besoin de ses membres pour survivre, et elle doit parvenir à convaincre ceux-ci qu’ils ont également besoin d’elle pour s’assurer une valeur sur le marché », évoque la professeure.
Mme Courtois précise toutefois que cette perception seule n’explique pas tout. Selon elle, il faut chercher plus loin pour comprendre pourquoi les membres accordent suffisamment de valeur au titre de CFE pour devenir des ambassadeurs de l’ACFE.
« Pour que ça fonctionne, l’ACFE doit mettre en scène également des représentations visant à créer de la légitimité morale et cognitive. Ces formes de légitimité sont nécessaires pour que les membres puissent ensuite vendre leur expertise reliée à la fraude aux audiences externes telles que les clients, les employeurs potentiels ou les juges. En ce sens, l’ACFE doit démontrer qu’elle répond à un besoin social et que son corpus de connaissances est scientifique et puissant. Ce sont ces représentations qui permettront ensuite à ces membres de faire valoir la valeur du titre de CFE », soutient-elle.
Il importe toutefois de préciser, et c’est potentiellement ce qui est le plus troublant, que les membres n’ont pas l’obligation de croire les représentations de l’ACFE visant à promouvoir la légitimité morale et cognitive de l’association. Il suffit simplement qu’ils y trouvent leur compte pour qu’ils acceptent de devenir des ambassadeurs du message.
Un enjeu à considérer
Du 11 au 13 juillet prochains, Mme Courtois se rendra à l’Université d’Édimbourg, en Écosse, afin de participer à l’Interdisciplinary Perspectives on Accounting Conference. Lors de cet événement, des experts de la comptabilité aborderont des enjeux sociaux, politiques et organisationnels associés à leur domaine. Cette conférence promeut également l’interdisciplinarité, puisqu’elle regroupe la comptabilité avec divers intérêts sociaux en provenance de l’anthropologie, l’histoire, la sociologie, la philosophie ou encore l’économie politique.
Lors de son séjour, Mme Courtois présentera les grandes lignes de sa recherche à travers un article intitulé The Show must go on! Legitimization of fraud-fighters’ professional expertise – the case of the ACFE, qu’elle a coécrit avec le professeur Yves Gendron de l’Université Laval.
« C’est un enjeu social auquel il importe de s’attarder. Alors que les cas de fraudes se multiplient, les gouvernements et les organisations privées tentent de mieux se protéger contre d’éventuels fraudeurs. Cela fait évidemment en sorte que les employés destinés à contrer la fraude sont de plus en plus sollicités. Or, comment pouvons-nous parvenir à évaluer la qualité de leurs certifications à l’heure où l’offre sur le marché se multiplie continuellement ? La capacité à reconnaître la valeur de leur expertise devient une question des plus importantes », conclut-elle.